Paris, le 20 octobre 1997
Mon Cher Confrère,
Je vous remercie de m’avoir adressé votre présentation d’Internet pour avis et c’est avec plaisir que je m’exécute : étant d’un naturel critiqueur, vous saurez pardonner ma coûtumière liberté de ton. J’espère que vous saurez l’admettre dans un but positif.
Je suis Avocat depuis huit ans et internaute depuis pratiquement deux années. N’étant pas particulièrement friand de culture « cybernautique » laquelle me semble assez superficielle, il est effectivement passionnant, de chercher à cerner les contours économique et culturel que représente Internet pour en définir l’impact sur les dix prochaines années.
Il me semble indispensable d’approcher cet outil de communication de façon tout à fait primaire et matérialiste, surtout quand il est question de limiter la liberté de s’en servir en dépit de la force des choses.
A ce titre, votre vision historique d’Internet n’est pas tout à fait juste : vous surestimez l’espace de liberté que représente un tel réseau (1) et vous mettez de côté la raison du succès avant tout économique qu’il doit représenter (2).
C’est pourquoi je ne suis pas d’accord avec l’esprit du projet AVOCAWEB (3), du moins en son état actuel tel que les avocats parisiens le connaissent par le Bulletin du Bâtonnier.
1) Techniquement, le réseau Internet peut être régulé sur un plan national. Il ne doit pas l’être.
De par son caractère inéductablement anarchique, Internet offre la possibilité d’être en lui-même ouvert et transparent. Ce réseau est en lui-même libre : il est « insurveillable » en tant que tel car il n’appartient à personne et qu’il est devenu trop ramifié : une même information peut y circuler par dix mille chemins quitte à faire deux fois le tour de la terre à la vitesse de la lumière. Il dispose pour ce faire d’une multiplicité de raccordements pour aller d’un point à un autre.
Mais, et vous le soulignez très justement, chaque internaute demeure tributaire de son fournisseur d’accès (« provider »). Celui-ci dispose seul de la maîtrise technologique du « noeud d’accès » sur lequel l’internaute se connecte.
Le fournisseur d’accès pourrait donc dans la limite de la technique en vigueur ainsi surveiller dans les deux sens le flux de données qui circulent par le noeud d’accès :
* filtrer les données disponibles sur le réseau (il existe des logiciels essentiellement américains qui censurent la divulgation de certaines informations à caractère pornographique ou de nature à porter atteinte à la protection de la jeunesse) ;
* surveiller l’activité de l’internaute : par exemple prendre une copie des messages E-mail émis ou reçus par l’internaute, lister les sites visités par l’internaute, prendre une copie des fichiers téléchargés par ce dernier.
Ce faisant, le comportement du fournisseur d’accès pourrait être critiqué sur le terrain de l’atteinte à la vie privée et, notamment en ce qui concerne la vie des affaires, de la violation des règles en matière de secret. Mais il s’agit là d’un risque d’atteinte tout à fait relatif qui est à rapprocher de celui en matière de courrier postal ou de télécommunication par téléphone ou télécopie.
Ce risque est à mon sens tout à fait exagéré en ce qui concerne les Avocats puisque notamment les dispositions du Nouveau Code Pénal sont suffisamment générales et précises pour protéger les informations couvertes par le secret qui circulent sur le réseau.
Ce serait davantage dans le cadre de leur mise en oeuvre que les juristes devront batailler pour le respect du droit dans un Etat de droit. Les fournisseurs d’accès ont dû constituer à ce titre une charte privée dont je ne connais pas la teneur. Association Française des Professionnels de l’Internet www.afpi.net pourrait être utilement consultée à ce sujet. Cette charte devrait en toute hypothèse loyalement régir les relations entre les fournisseurs et leurs clients en vue de garantir le libre accès au réseau et la confidentialité des informations émises et reçues par le client
En fait, ce sont les Pouvoirs Publics qui peuvent chercher à soumettre les fournisseurs d’accès à un cahier des charges dans le but régalien traditionnel de préserver l’ordre public et de percevoir l’impôt.
Par exemple en ce qui concerne les moeurs ou la vie politique, certains juges d’instruction ont voulu s’attaquer à des dirigeants de fournisseurs d’accès en tant que receleurs d’informations illicites. L’AFPI a normalement déploré à ce titre que les fournisseurs d’accès ne bénéficiaient pas en l’état de « règles claires qui auraient force de loi et qui seraient bien comprises des Tribunaux » (cf. article « propositions Beaussant : réactions mitigées » – site AFPI précité).
Une telle polémique démontre en quoi les noeuds d’accès à Internet peuvent être fragilisés.
Il est exact que nos hommes politiques tant de droite que de gauche semblent avoir provisoirement renoncé à réglementer l’activité des fournisseurs d’accès : il s’agit là à mon sens d’une approche libérale sur un plan politique qui doit être approuvée. Reste à savoir si le provisoire va le rester.
En conclusion, il faut bien garder à l’esprit que l’accès à Internet est techniquement et donc juridiquement vulnérable. C’est dans le sens d’une protection des fournisseurs d’accès vis-à-vis de l’Etat qu’il faut agir, le reste pouvant être du ressort du droit commun.
2) Economiquement, le réseau est libre et quasiment gratuit. Il doit le rester.
Le coût de transmission sur le réseau internet proprement-dit est sûr et gratuit. Il n’est réfreiné par aucune barrière douanière et l’information qui y circule n’est pas soumis à des prélèvements directs au titre de l’impôt ou des taxes douanières.
A ce titre, je me suis amusé à établir un comparatif sur un cas pratique extrême mais instructif qui consiste à commander à une entreprise australienne la fourniture d’un ouvrage comportant une centaine de pages composées de textes ou d’images représentant 1 Moctets, soit 500 pages. Selon le réseau (postal, télécopie, internet), cela donne les conditions suivantes :
* coût de la commande : par fax : environ 10 francs ; par courrier : environ 6 francs ; par internet : un tantième de taxe locale, soit grosso modo 20 centimes TTC ;
* coût de l’envoi du livre : par fax : prohibitif ; par courrier : 72 francs au bas mot ; par internet : 6 minutes de communication locale, soit trois taxes, 3 francs TTC environ ;
Enfin, l’envoi de l’ouvrage par télématique ne souffre pas pratiquement de l’aléa du transport classique lié à la « perte » du courrier.
C’est pour cela à mon sens qu’Internet a rencontré le succès planétaire que l’on connait.Il s’agit là d’un succès exclusivement économique qui ne résulte nullement d’une démarche politique ou subversive particulière.
La simple mise en évidence de la démarche capitaliste mondialiste qui n’a pour référence que le profit et la réalisation d’économies est notamment justifiée par le fait que de nos jours, si les salariés d’entreprises multinationales correspondent entre eux par E-mail, c’est simplement parce que ce système de messagerie est très efficace et très peu onéreux.
Il s’agit d’une démarche exercée généralement à l’encontre les systèmes nationaux jugés parasitaires, et ce, sans trace particulière d’hégémonisme délibéré directement exercé par telle ou telle puissance étatique même si elle donne lieu à une « info-war » que semble entreprendre les pays Anglo- saxons.
En conclusion, toute démarche crédible sur Internet doit être placée dans le cadre de cette démarche mondialiste et sous le régime du libre accès et de la gratuité. Sinon, Internet ne présentera plus aucun intérêt et les gens s’en désinteresseront.
3) Le projet AVOCAWEB est inadapté.
Tout projet sur Internet doit respecter les principes d’ouverture, de gratuité et de transparence pour être convaincant.
Tel qu’il m’a été annoncé, le projet AVOCAWEB existe actuellement à un stade embryonnaire et s’oriente vers une direction de type INTRANET. Il s’agira d’un réseau fermé à l’usage exclusif des professionnels du droit avec une seule passerelle – au demeurant parfaitement hypothétique – vers les juridictions pour connaître de l’audiencement d’une affaire.
AVOCAWEB, pour être ambitieux, devrait être un lien d’échange dont l’accès est libre et gratuit, à l’instar de ce que devrait être un Palais de Justice tant pour les professionnels du droit et le public.
D’un côté, le professionnel du droit disposant à usage interne de ses instruments de travail ordinaires, notamment l’accès aux banques de données juridiques – JURIS DATA, LEXIS-, au JOURNAL OFFICIEL, aux tables des matières des principaux périodiques généraux tels que le Dalloz, les Semaines Juridiques, la Gazette du Palais et ce, à l’instar d’une bibliothèque. Vient ensuite à usage interne, l’accès aux CARPA, à Infogreffe (Registre du Commerce), aux services de l’INPI, aux rôles des juridictions – encore que là, il faudra sans doute patienter sans trop se faire d’illusion, ou au rapprochement entre Confrères (chaine Casella, sous-traitance, rapprochement de structure).
De l’autre, la personne intéressée qui pourrait soit obtenir une information institutionnelle relevant de la communication collective de la profession (Aide juridique ou juridictionnelle, présentation des Cabinets et de leurs spécialités, recrutement des stagiaires ou pré-stagiaires) ou rentrer en contact avec son Conseil et obtenir des informations relevant de l’activité professionnelle de ce dernier.
Egalement, AVOCAWEB de par de son orientation vers les étudiants (et ils sont nombreux sur Internet) et les Universités pourrait intéresser les éditeurs juridiques et disposera de l’impact nécessaire à son développement.
Or, d’après les plaquettes publicitaires qui ont été distribuées, AVOCAWEB offre l’aspect d’un réseau d’échanges exclusivement entre Confrères via le réseau NUMERIS et sans débouchés tangibles autres, notamment vers l’extérieur.
Ce projet ne présente en l’état qu’un intérêt très limité par rapport aux autres supports de communication existant au sein des Ordres et il est fort vraisemblable qu’il ne pourra se développer tels quels faute de débouchés extérieurs puisque notre profession ne sera en mesure de le financer tel quel.
On aurait pu espérer qu’une démarche dans un premier temps beaucoup plus ouverte vers les Universités, les éditeurs juridiques institutionnels et notamment vers les Journaux Officiels pour qu’un fonds documentaire commun composée notamment des tables des matières des périodiques les plus courants (Dalloz, Semaine Juridique ou Gazette du Palais) soit constituée dans l’intérêt global de tous (professionnels, éditeurs et étudiants), à charge notamment de laisser aux éditeurs y divulguer leur publicité commerciale.
Pour cela il faudrait notamment que les Ordres, les éditeurs, les Universités et l’Etat, vu l’intérêt majeur que pourrait présenter ce nouveau projet nettement plus ouvert, se rapprochent en vue de constituer ce fonds documentaire commun.
J’adresse copie de la présente à mon Bâtonnier et à l’AFPI pour leurs informations respectives. Votre bien dévoué.